À l'occasion de la parution de notre première bande dessinée La Petite Fille au fusil, découvrez l'interview des auteurs Marius Marcinkevičius et Lina Itagaki.

 

MARIUS MARCINKEVIČIUS

Pourquoi vous êtes-vous intéressé au sujet de la guerre, à travers les yeux d’une petite fille ?
En 1991, la Lituanie vivait des violences intenses dans le cadre de sa lutte pour l’indépendance contre l’URSS. Cela a ravivé des souvenirs chez beaucoup de personnes, y compris chez la grand-mère d’un ami qui m’a raconté sa jeunesse pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle était agente de liaison, aux côtés de ses quatre frères partisans et d’une petite fille qui vivait avec eux dans un bunker. Cette histoire est restée dans ma tête, et ce n’est qu’après la naissance de mes enfants et les malheurs qui se sont produits dans le monde que j’ai commencé à réfléchir à ce que ressentent les enfants lorsqu’ils sont pris dans les tourbillons de la guerre. À chaque époque, des adultes se battent pour la vérité, la lumière et la bonté, mais il n’en sort toujours que du sang, de la douleur et des larmes, des vies et des destins brisés, et les enfants deviennent les otages de tous ces "jeux" d’adultes.

 

Votre ouvrage est très riche. Comment avez-vous constitué une documentation historique aussi importante ?
J’ai visité des bunkers, lu des livres sur les hommes partisans et les femmes partisanes, nous avons collaboré avec des historiens du Centre de recherche sur le génocide et la r.sistance lituanienne. Nous avons étudié dans le détail la disposition des bunkers et des postes de commandement, nous nous sommes renseignés sur les armes utilisées, les vêtements et les insignes… Par la suite, je me suis inspiré des histoires que me racontait mon père pour créer cette atmosphère d’après-guerre. Je lui rendais visite plusieurs fois par semaine pour l’écouter parler de son enfance… Le père de Magda est d’ailleurs directement inspiré de mon grand-père qui, à la fin de la guerre, a reçu 11 hectares de terre et a construit de ses mains une ferme, une maison, des granges et aménagé un immense jardin… avant que tout ne lui soit retiré par les Soviétiques.

 

Décrire les ressentis de votre héroïne Magda, une petite fille de 10 ans, face aux épreuves et aux horreurs de la guerre a dû être un exercice difficile… Quels étaient vos objectifs ?
Magda est confrontée à de lourds traumatismes pour une enfant, avec la perte des membres de sa famille et la violence de la guerre. Il était crucial de montrer sa capacité à se reconstruire et à trouver des forces, même dans un quotidien complètement chamboulé. Mon objectif était de dépeindre non seulement la douleur et la souffrance, mais surtout la manière dont un enfant peut utiliser son imaginaire ou ses propres stratégies émotionnelles pour surmonter l’adversité, notamment en recourant à des souvenirs heureux ou à des visions d’espoir pour maintenir un semblant de normalité dans un environnement chaotique.

 

Le thème de la guerre soulève bien sûr la question complexe du bien et du mal. Comment l’avez-vous traitée ?
À un moment de l’histoire, Magda sauve la poule d’une amie qui va se faire manger par une renarde. Elle fait une bonne action pour la poule et pour son amie, mais elle condamne aussi la renarde et ses trois renardeaux à mourir de faim. La renarde n’est pas coupable, après tout : c’est une prédatrice, c’est sa nature de chasser, sinon elle ne pourrait pas survivre. Ainsi, Magda est confrontée à ce dilemme et, en comprenant les cons.quences de ses actions, elle tente de corriger ses erreurs.

 

Quels ont été les premiers retours de vos lecteurs ?
Je suis très heureux. Ce livre aide les enfants à surmonter leurs peurs et à affronter la vie avec courage. Nous avons reçu des centaines de messages de jeunes lecteurs, qui ont été touchés et inspirés par l’histoire de Magda. Beaucoup ont même demandé à leurs parents de visiter des bunkers de résistants. Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, la scène qui les intéresse le plus est celle où Magda recoud les blessures du docteur Balys.

 

LINA ITAGAKI

Comment avez-vous réussi à restituer la vérité historique dans le style graphique qui vous caractérise ?
Il a fallu collecter une quantité infinie de références historiques, et j’ai tout dessiné à partir de photos. Avec Marius, nous avons rencontré Dariumi Juodziu, un historien qui nous décrit en détail les uniformes et l’équipement des partisans. Grâce à lui, j’ai beaucoup appris. Comme le fait que les partisans portaient toujours leurs pistolets à gauche, tandis que les soldats soviétiques les portaient à droite. Sans ses explications, je n’aurais même pas imaginé que ce détail avait autant d’importance ! Et puis, il nous a donné plein d’informations que l’on ne trouve pas sur Internet. À quoi ressemblait le couteau pour abattre les porcs ? À quoi ressemblait la canne à pêche que Magda a achetée à la coopérative ? À quoi ressemblaient les fers à cheval ?… Le père de Marius nous a beaucoup aidés sur ces points. Et bien sûr, nous avons fait relire le livre par plusieurs historiens qui nous ont permis de corriger les dernières incohérences.

 

Malgré tout, avez-vous eu la possibilité de donner libre cours à votre imagination ?
Bien sûr ! Dans l’illustration, je peux choisir de souligner un détail, étirer une action dans le temps ou, au contraire, l’arrêter net. Par exemple, lorsque Magda sort la nuit pour voler de la nourriture lors d’une opération militaire, je voulais que le lecteur puisse presque entendre la musique effrayante en fond, comme dans les films. J’ai donc dessiné chaque mouvement : les mains, les yeux…

 

Quelles techniques avez-vous utilisées ?
Je dessine tous mes croquis au crayon de papier, ainsi je peux facilement contrôler la pression, les tons, la ligne est plus douce. Quand j’ai terminé mes illustrations, je les scanne et je passe à la couleur en numérique. Avec une mise en couleur traditionnelle, je n’aurai pas eu un résultat aussi uniforme sur autant de pages, surtout que j’étais en voyage pendant la création du livre !
Une fois que tout est en place, je corrige les couleurs sur Photoshop, j’utilise diverses textures de papier pour obtenir une image cohérente, je m’assure que l’œil se sente apaisé lorsqu’il se pose sur l’illustration. 
Pour finir, je dessine les bulles et chaque texte à la main. Cette étape m’a pris un temps fou, j’ai cru que j’allais devenir folle ! Seuls les dessinateurs de bande dessinée peuvent comprendre à quel point c’est un travail difficile ! À chaque fois, je me jure que ce sera ma dernière bande dessinée, mais en voyant l’enthousiasme des lecteurs pour ces livres, l’envie revient toujours !

 

Vous avez relevé de sacrés défis au cours de la création de ce livre. Vous pouvez nous en dire plus ?
J’étais constamment en voyage pendant l’écriture du livre ! Italie, Albanie, Japon, Thaïlande… Je faisais la fermeture des bibliothèques à 22 h au Japon. Le papier ondulait à cause de la chaleur et de l’humidité en Thaïlande. Je dessinais les forêts lituaniennes alors que j’étais entourée de palmiers. C’était très étrange ! Mais le plus compliqué pour moi a été de trouver un scanner de bonne qualité. Au Japon, j’ai demandé à la maison d’édition qui a publié l’un de mes premiers livres de me laisser utiliser leur scanner. Mais lors de la numérisation, la texture du crayon avait disparu. J’ai essayé une nouvelle numérisation à Tokyo avec une galeriste que je connaissais, mais le résultat était tout aussi mauvais. Je me suis résignée à utiliser ces scans quand même pour avancer sur la colorisation.
Je pensais simplement les remplacer par des scans de bonne qualité quand je rentrerai en Lituanie, sauf que le scanner japonais avait étiré les proportions des dessins et ma colorisation ne collait plus… Alors, j’ai dû tout recommencer !

 

La bande dessinée explore une thématique universelle, la guerre. Qu’avez-vous ressenti en travaillant sur un tel sujet ? 
J’ai commencé à travailler sur ce livre en janvier ou février 2022, mais lorsque la guerre en Ukraine a éclaté, cela a créé un énorme blocage psychologique en moi. Nous étions submergés par des images horribles. Je cherchais sur Internet "uniformes des soldats russes pendant la Seconde Guerre mondiale", "camions militaires", "partisans torturés", et Google me renvoyait des images de ce qui se déroulait en Ukraine en ce moment.
J’ai ressenti un profond sentiment d’absurdité. Pourquoi dessiner des livres historiques si les gens n’apprennent rien, et répètent les mêmes erreurs ? Les soldats soviétiques ont torturé des partisans lituaniens il y a 80 ans, et les soldats russes torturent des Ukrainiens maintenant. Pourquoi dessiner ce qui s’est déjà passé ? Peut-être vaudrait-il mieux dessiner ce qui se passe maintenant ? Il m’a fallu plusieurs mois pour m’habituer à cette nouvelle réalité. Comme tout le monde, j’ai étouffé mes émotions et j’ai simplement dessiné…
En réalisant ce livre, j’ai beaucoup pleuré. C’était très difficile sur le plan psychologique. Mais je crois que j’ai réussi à masquer cette difficulté. J’ai choisi de mettre en avant Magda et ses mimiques, de jouer avec ses émotions et, de détourner l’attention des moments les plus sensibles.

 

 

 

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